
S’il existait un endroit à Germania où le soleil ne pénétrait jamais, alors Viktoria l’avait trouvé. Le smog était si épais qu’une nuit perpétuelle régnait au-dessus de ce quartier : Neukölln, point de convergence de plusieurs zones industrielles, où les fumées s’unissaient en un brouillard impénétrable. Viktoria n’y avait jamais mis les pieds auparavant et elle comprenait désormais pourquoi. Des rues sales, jonchées de détritus, une croûte de boue perpétuelle sur les pavés, des chiens errants faméliques rongeant les ordures aussi bien que des cadavres pourrissants, où les rares âmes errantes n’étaient qu’ombres furtives rasant les murs – et des rats, bruns, gris, noirs, partout, grouillant et couinant. Ces hideuses bestioles se savaient reines dans ces taudis, si bien qu’elles frôlaient les chaussures des intrus sans aucune peur de se faire écraser. Viktoria avait gémi lorsqu’une de ces horreurs était venue renifler ses bottines, mais un claquement sec de la langue de Jeremiah lui avait aussitôt fait comprendre qu’elle avait tout intérêt à garder le silence. Depuis, elle se maîtrisait tant bien que mal, s’efforçant d’ignorer l’environnement. Bien avant que le Kaiser ne se lance dans l’édification d’une ville démesurée, le secteur ne jouissait pas d’une bonne réputation ; il avait toujours renfermé des taudis, abrité nombre d’émigrés et de marginaux, servi de repaires aux crapules… La garde impériale n’y descendait que poussée par extrême nécessité et avec le temps, Neukölln s’était délabré davantage.
On les avait suivis. Au départ, Viktoria avait eu beau sonder les volutes noirâtres, elle n’avait vu personne. L’intense sentiment que des regards avides lui brûlaient la nuque, en revanche, avait crû jusqu’à ce que Jeremiah cligne de l’oeil, provoquant le tintement du grelot. Les curieux ou malintentionnés s’étaient aussitôt égayés. À bien y réfléchir, chaque individu assez téméraire pour s’aventurer jusqu’ici semblait incarner un repas inestimable pour la population malfamée du secteur… Pour finir, le trio s’engouffra dans une arrière-cour d’immeubles, descendit des marches et traversa les tunnels de caves, pour arriver devant une lourde porte munie d’un heurtoir en cuivre dont Jeremiah se servit sans hésitation.
Un homme en tablier de cuir à la carrure impressionnante et à la mine patibulaire couverte de sueur se découpa sur le seuil ; les muscles de ses épaules luisaient, des perles de transpiration s’écoulaient de sa barbe fournie. Des zébrures noires étaient tatouées sur ses bras, lui donnant des airs de bête sauvage.
Marianne Stern, in Smog of Germania. Éditions du Chat Noir, 2015.
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D’ailleurs, le cadavre exquis de ce roman donnerait ceci :
« Alors que je ne faisais rien de particulier, je suis allé récupérer Sangoku aux Enfers en lui agrippant les poils de nez, mais ça ne m’a pas servi à grand chose. »
Acherontia vous propose un chouette extrait du roman « Smog of Germania » de Marianne Stern
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