Once upon a swap…
Jour 11…
Madame Fassbinder rapprocha un peu plus sa face rubiconde du visage de Moïra. Quoiqu'elle soit tirée à quatre épingles, quelques mèches s'étaient échappées de son chignon sous le coup de la colère.
– Holà, ma bonne dame! s'exclama Sean. Ne nous fâchons pas, je vous prie! Nous sommes là en amis…
– Et depuis quand les amis dérangent-ils les braves gens pendant leurs vacances annuelles?
– Et bien, depuis que ces amis ont besoin de précieux conseils de toute urgence…
– Pfff, et qu'est-ce qui m'oblige à interrompre un agréable break saisonnier, alors que je ne vous connais même pas?
– Vous ne nous connaissez pas encore, rectifia le Leprechaun, sous les yeux étonnés de Moïra. Mais croyez-moi, cela ne tardera pas. C'est que…
Sur ce, il fit signe à la bibliothécaire de se baisser, et susurra quelque chose d'inaudible à son oreille. Elle pâlit tant que la rougeur de son visage disparut sur le coup, et ses traits semblèrent fondre comme neige au soleil.
– OK… fit-elle, déconfite. Ça va, vous gagnez la partie, je vais vous aider…
Madame Fassbinder leur fit signe de la suivre et se dirigea vers des rayonnages que Moïra n'avait encore jamais vus, un peu en retrait par rapport aux collections habituelles, et protégés par des portes à fin grillage. La bibliothécaire sortit une petite clé de sa poche et ouvrit l'une des portes. A l'intérieur se trouvait cinq planches sur lesquelles s'alignaient de petits ouvrages reliés de cuir. Certains possédaient une tranche relativement ouvragée, mais la plupart étaient en cuir uni, de telle sorte qu'il était difficile de les différencier pour un œil non averti. D'une main experte, Madame Fassbinder préleva délicatement un des ouvrages et l'emporta vers un pupitre prévu pour la consultation des ouvrages précieux. La reliure craqua légèrement à l'ouverture du livre, comme pour protester d'être tiré de sa léthargie quasi-millénaire.
– Sean… souffla Moïra. Que lui as-tu demandé? Quel est ce livre qu'elle vient d'ouvrir?
– Patience, patience, tu vas comprendre… lui répondit-il.
– Ceci, ma jeune demoiselle, tempêta la bibliothécaire qui avait entendu la question de Moïra, est un ouvrage TRÈS ancien et TRÈS précieux. Vous serez priée de le manipuler avec toutes les précautions possibles. Tenez, enfilez cela!
Elle lui tendit une pair de gants verts sapin, sans doute conçus pour limiter le dépôt de transpiration humaine sur le fragile vélin du manuscrit. S'étant équipée, Moïra commença à tourner les pages du livre. Elle fut un peu déçue par l'expérience, s'attendant à découvrir de superbes enluminures à chaque coin de page. Mais ce manuscrit-ci était écrit d'une main malhabile, et le texte n'était ponctué que de quelques lettrines sans grande prétention. De plus, le cuir et le vélin exhalaient une désagréable odeur de renfermé et de restes moisis.
– Que suis-je censée chercher? demanda Moïra, qui ne comprenait même pas le texte sous ses yeux. L'écriture est étrange, je ne sais pas la déchiffrer…
– Ceci, ma petite dame, est du vieil ostrogoth. D'après Monsieur le Leprechaun ci-présent, le texte cité par votre tante a été prononcé dans la langue de l'inframonde. L'ouvrage que vous avez devant vous est en réalité un ancien traité ostrogoth donnant des indices sur la façon de traduire cette langue de l'inframonde.
– Mais… je ne sais pas lire l'ostrogoth…
– Attendez-moi ici, je reviens tout de suite!
Tandis qu'elle s'éloignait, Moïra observa l'ouvrage qu'elle avait entre les mains, et soudain, une idée étrange et dangereuse germa dans son esprit. Elle sortit les gommes parfumées de sa poche et, ouvrant une page au hasard, elle entreprit d'effacer en douceur le texte manuscrit.
– Mais qu'est-ce que tu fait!!! s'écria Sean, affolé. Laisse ça! Tu vas tout détruire…
– Non, non, laisse-moi faire! C'est quelque chose que j'ai appris à mes cours de codicologie. Si j'ai raison, ceci pourrait beaucoup nous aider…
– Et si tu as tort?
– Alors il ne nous reste plus qu'à espérer que ces gommes n'effaceront rien du texte de ce livre…
Gommant doucement les lignes manuscrites, Moïra s'exclama joyeusement au bout de quelques secondes. En y regardant de plus près, les lettres en surface s'estompaient, laissant la place à d'autres écritures, peu déchiffrables car en grande partie effacées, mais plus compréhensibles que l'ostrogoth…
– Du français! s'enthousiasmèrent-ils en même temps.
– Un palimpseste, murmura Sean. J'aurais dû m'en douter… Que dit le texte que tu viens de mettre à jour?
– Cela parle d'une porte… d'une porte noire, tracée à même l'étoffe de la nuit…
– La porte de l'inframonde, oui. C'est certain, nous avons trouvé le bon livre! Passe au chapitre suivant, peut-être en saurons-nous plus…
Moïra feuilleta l'ouvrage et recommença à gommer quelques pages plus loin, retenant son souffle.
– Oui, c'est ça! J'ai trouvé! "Le langage de l'inframonde ne peut être prononcé que par un habitant de l'inframonde lui-même. Ceci dit, un habitant de l'inframonde peut choisir de transmettre un message dans le monde du haut par le biais d'un porteur mortel grâce à ce qu'on appelle un sort de réminiscence ectoplasmique." Donc celui qui m'a fait parvenir ce message provient de l'inframonde!
– Oui, j'en ai peur, dit Sean, peu rassuré. Continue ta lecture, peut-être trouverons-nous des indices sur la teneur du message…
– "Le destinataire ne pourra peut-être pas comprendre la langue de l'inframonde, dans ce cas plusieurs choix s'offrent à lui. Soit il choisit de descendre dans l'inframonde en personne, à ses risques et périls, pour trouver l'expéditeur du message. Auquel cas il lui faudra au préalable trouver le nom exact de l'expéditeur en saupoudrant le porteur de message de poudre de palimpseste. Soit il choisit de trouver un des quelques traducteurs accrédités qui séjournent non lui de chacune des six cent soixante-six portes menant vers l'inframonde."
– Et bien voilà notre réponse…
Mais Sean fut interrompu dans sa réflexion par une Madame Fassbinder en furie…
– Mon livre!! Qu'avez-vous fait à mon livre!!
– Je vais l'occuper le temps que tu récoltes cette fameuse poudre de palimpseste. Et après… on file! fit Sean.
– La poudre de palimpseste? Mais qu'est-ce…?
[ouvrir le paquet]
Regardant le pupitre, Moïra comprit alors. Sortant une petite fiole de verre de sa sacoche, elle y fit tomber quelques rognures de gomme, repositionna le petit bouchon de liège, et décampa en vitesse.