
Ces satanés Fréoles, ma figue, il fallait « leur tirer révérence et chapeau bas » (dixit Caracole). Quelle générosité ! Et quelle jolie prévenance ! À se demander au final s’ils ne voulaient pas qu’on y aille, se paumer dans la flaque, hum ? Ce Port-Choon étrange et glaiseux, cette bourgade de fantômes à barques, aux maisons perchées sur des pilots de bois et de brique, les rues labourées de canaux à la sauvage, ça ressemblait à un baraquement hâtif oublié par des Obliques sur un estuaire. Ils essuyaient de foutues marées – « la seiche » dans leur jargon de pêcheurs – qui montaient jusqu’aux vitres. Voilà pourquoi on voyait tous ces bateaux à coque suspendus en l’air, qui leur servaient surtout de maisons. En phase de crue, ils larguaient les amarres et ils se laissaient flotter, pffuit, jusqu’à ce que ça se tasse. pas idiot…
Du jour où les Fréoles nous lâchèrent, la jetée qui nous guidait marqua des signes de faiblesse… Elle apparut vite moins fiérote (et même un peu absente) la petite, par moments… On goûta nos premières vases. Progressivement, les rares traces attribuables à des créatures humaines (les cabanes palafittes et les pontons pourris, les canges bousillées remplies d’algues, les bajoyers qui étayaient les digues) se diluèrent dans la brume montante. Le soir arriva trop vite et nous nageâmes à tâtons dans l’eau frisquette jusqu’à trouver un îlot vaseux, mal fixé par des roseaux bruissants. Steppe avisa un bosquet de saules et Callirhoé fit feu. L’humidité, près du nid de flammes, recula à peine… Le sol n’offrait que des appuis spongieux. L’eau, par moments, sursautait derrière nous. Floc… Flac… Floc… Un silence ruisselant, fluide… (Sans s’annoncer) une solitude invraisemblable nous enveloppa alors… Nous étions largués loin – très loin de nos routines et de nos bases. Nous n’avions plus de repères. Nous avions la trouille. La flaque commençait maintenant. Elle fasciculait tout autour de nous, à travers nous déjà, pénétrant notre terreau de chair chaude, comme un rhizome de phragmite. Et elle allait donner sa pleine mesure dès le lendemain.
[…]
Ici, c’est le pays des cagouilles, du poiscaille et de la bouillasse. Faut pas chercher à poser la patte sur une motte, pas vouloir réfléchir à la trace sèche, ni quel îlot, bout de roc ou tas de bouse à moitié liquide va pouvoir te servir à te relever pour contrer à la franche – debout, campé. Quand ça pleut ici, ça pleut pas à seaux, plutôt à la barrique de binouse, au tonneau de cent, ça te douche la couenne au jet, plus besoin de te laver petiot, mais ferme ta bouche et boucle ton calbut, et va te jeter à la baille direct, histoire d’enquiller du mille en crawl…
Alain Damasion, in La horde du contrevent. Folio SF, 2007.
N’oubliez pas de vous joindre à mon concours pour ce mois de l’imaginaire !
D’ailleurs, le cadavre exquis de ce roman donnerait ceci :
» Je ne savais pas encore qu’il ne me restait que dix minutes à vivre lorsque j’ai pris le thé avec Sabrina l’apprentie sorcière en espérant ne pas croiser son père, mais je me suis pris les pieds dans le tapis. «
Acherontia vous propose un chouette extrait du roman d’Alain Damasion « La horde du contrevent »
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