Once upon a swap…
Jour 1…

L’après-midi touchait à sa fin lorsque le dernier cours de la saison se termina. Moïra en profita pour s’étirer en baillant bruyamment sur le banc de bois à peine dégrossi de l’amphithéâtre. Décidément, ce cours est vraiment le plus mortel de tout le cursus d’elficologie ! Madame Obsidione, Nicéphora de son doux prénom, pérorait encore sur l’estrade tandis que les étudiants commençaient déjà à se lever dans un chaotique chahut d’affaires repliées et d’éclats de voix diffus. Elle aurait pu faire penser à une poule qui tente désespérément de rappeler ses poussins à l’ordre.
- « Mes enfants, mes enfants ! se récriait-elle. Un peu de calme, je vous prie, le cours n’est pas encore terminé ! Je vous préviens, jeunes gens, il y aura des sanctions ! Celui ou celle qui n’aura pas vu la fin de notre expérience se verra bien embarrassé à l’examen de fin d’année ! »
Le baratin habituel, autrement dit. Certes, l’expérience entamée en début d’heure n’avait encore abouti à rien de bien spectaculaire. Mais tout de même, une vulgaire tentative d’invocation de l’esprit totémique d’une colonie de vers à soie, il n’y avait pas de quoi fouetter un chat…
A côté de Moïra, Evy se tortillait d’impatience sur son banc, elle aussi, et lorsqu’elle commença à ranger ses stylos dans son sac, Moïra fit de même également. Un coup d’œil rapide à la fenêtre ronde lui apprit que le temps était magnifique pour la saison. Le soleil était encore chaud pour une fin de novembre, et l’air restait étonnamment assez peu humide. N’étaient les jours qui raccourcissaient à la vitesse de l’éclair, on eut pu se croire encore au milieu de l’été indien. Mais pour combien de temps encore ? Moïra avait une envie folle de profiter de la dernière heure de clarté de la journée, et peut-être aussi des derniers rayons de soleil avant l’hiver. Se levant avec raideur, elle se glissa le long de la banquette jusqu’au couloir central de l’amphithéâtre, Evy à sa suite. Celle-ci gloussait bêtement en observant du coin de l’œil Madame Obsidione qui se démenait en vain pour conserver l’attention de son public du jour.
Une fois à l’air libre, elles éclatèrent toutes deux de rire, Moïra s’étant contenue trop longtemps pour résister une seconde de plus :
« – Enfin libres ! clama-t-elle avec entrain. Plus de cours de totémisme avant l’examen d’après Noël !
- Et plus de Nicéphora Obsidione, aussi, c’est peut-être encore la meilleure des nouvelles ! renchérit Evy. Terminé les expériences foireuses qui n’en finissent pas. Ces saletés de vers à soies étaient déjà à moitié en hibernation, je ne comprends pas comment la prof a pu ne pas s’en rendre compte… Forcément, l’invocation a pris plus de temps que prévu !
- Je crois que cette femme est juste complètement à l’ouest…
- Oui, c’est bien ce que je crois aussi ! En tout cas, une chose est sûre, c’est qu’après ça, on peut dire qu’on aura bien mérité notre congé de Noël. Après ce qu’on vient de vivre, on ne pourra que profiter encore mieux de ce break.
- Tu exagères ! dit Moïra en riant. Ce n’est pas non plus la mer à boire ! Et puis ça peut être utile, le totémisme !
- Parle pour toi ! Pour une future elficologue, certes, mais pour moi qui étudie la folkloristique, ça l’est tout de suite beaucoup moins !
- Moi je ne trouve pas. Toute connaissance est bonne à prendre, non ? On ne sait jamais à quoi tu peux être confrontée. Imagine qu’on te demande un jour d’aller jusqu’aux Amériques étudier les coutumes des indiens Algonquins…
- Euh… oui, à supposer que je puisse vaincre ma phobie des transports…
- Et tu feras quoi lorsqu’il s’agira de trouver un travail ? Tu iras postuler aux archives de la petite ville d’Ecoute-tomber-la-pluie ? Tout ça pour te retrouver coincée derrière un bureau étriqué au milieu d’étagères poussiéreuses, avec pour patron un papy zozotant qui sent l’oignon… Réfléchit un peu ! Penses à tout ce qu’on pourrait faire ensemble, si tu acceptais de venir sur le terrain avec moi ! Imagine le parfum de la liberté, le piquant du danger, l’appel du large !
- Oui… je ne sais pas… dit Evy, l’air mal à l’aise. Il est des jours où je me dis que ce n’est pas pour moi… Et puis je n’aimerais pas laisser Donovan. Tu sais qu’il aimerait beaucoup que nous allions vivre en Ecosse auprès de sa famille.
- Et moi, je me dis qu’il est des jours où tu as juste peur de ta propre lumière !
- …Et je suis censée comprendre quoi, par là ?
- Et bien… que tu as peur de montrer tout ce qu’il y a de bien en toi. Tu as beaucoup de capacités, Evy, et je ne suis pas la seule à le penser, les profs le disent aussi. Je trouve dommage de ne pas les mettre plus à profit. Je reste persuadée qu’au-delà de l’horizon t’attendent de bien meilleures choses que ce que tu pourrais vivre ici. Enfin… peut-être que je projette mes propres désirs de liberté sur toi, je ne sais pas… »

A ces mots, Moïra se sentit subitement submergée par sa propre solitude. En une fraction de seconde, les événements marquants de cette année défilèrent dans sa tête. Sa douloureuse rupture avec Nathaniel, avant toute chose.
« – Ecoute Moïra… Je sais à quel point tu aspires à autre chose depuis quelques temps. C’est vrai, tu as fait ton deuil de Nathaniel, à présent, et tu as envie d’aller vers quelque chose de nouveau. Tu n’as pas uniquement envie de voir le monde, tu as envie de changer de vie, et c’est normal. Mais je pense que tu aurais besoin de stabilité avant tout. Quelque chose, un endroit ou une personne vers qui te diriger lorsque tu reviendras de tes lointaines contrées tant souhaitées. Un point d’ancrage, sommes toutes. Tu te protèges encore énormément, et c’est humain, après tout, tu as été blessée, touchée au cœur. Tu es encore fragile, Moïra, je sais que tu te veux forte et battante, mais je crois que tu as avant tout besoin de souffler un peu, pour mieux repartir ensuite. Prends le temps de te poser, durant ce congé, surtout. Tu voudras bien me faire ce plaisir ?
- Un point d’ancrage, hein… Et si c’était justement en allant de l’avant que je le trouvais, ce fameux pilier ? Je ne pense pas que c’est en me reposant sur mes lauriers que je rencontrerai quelqu’un, ou même qu’il m’arrivera quelque chose de bon. Quand on veut quelque chose, on va le chercher. Attendre que les choses nous tombent du ciel comme par miracle, ça n’a jamais fonctionné pour personne.
- Pourquoi cette réponse ne m’étonne-t-elle pas… Je suis certaine que ta philosophie a du bon, mais je crois sincèrement qu’il est des périodes dans la vie où l’on a besoin d’une petite escale pour se reposer, se remettre de ses émotions et faire le plein pour mieux repartir. Tu n’es pas de cet avis ?
- Ah, tu me connais, je tourne comme un fauve en cage lorsque je suis censée me reposer. Je ne reste jamais une minute tranquille. Ca me donne mauvaise conscience… Il y a tant dans ma vie que je voudrais voir, faire, apprendre… Tant de chose et si peu de temps… Il me faudrait bien cent vies, au moins ! C’est assez frustrant de penser qu’au terme de mon existence, je n’aurai même pas expérimenté le quart de ce qui me tenait à cœur…
- Et tu en es loin, du terme de ton existence ! Tous les possibles sont encore devant toi, tu as le choix entre une multitude de chemins à emprunter, alors s’il te plaît, ne te précipite pas pour choisir celui qui te mènera le plus loin… Allez, fait moi au moins le cadeau de me dire que tu vas réfléchir à ce que je te dis.
- Eh bien, tu es mon amie, tu sais que je ne peux pas te refuser ça. Tes arguments se tiennent, d’ailleurs, ça mérite au moins de creuser un peu la question.
- Merci, Moïra, au moins une parole censée aujourd’hui, c’est un bon début ! Evy regarda le lointain en clignant des yeux. Ah tient ! J’aperçois Donovan, là-bas, près du grand magister ! Ca signifie que ses parents sont déjà là, prêts à nous embarquer pour l’Ecosse. Je vais devoir te laisser, je ne voudrais pas qu’ils m’attendent plus longtemps… On se revoit bientôt ?
- Oui, bien sûr, rendez-vous pour les examens de la mi-année ! »
Evy plaqua un énorme baiser sur la joue de Moïra, et haussa la voix tandis qu’elle commençait à s’éloigner en sautillant :
- Prend bien soin de toi, surtout ! Pense à ce que je t’ai dis ! C’est important pour moi !
Et bientôt elle disparut dans les bras de Donovan, qui adressa à Moïra un petit signe de la main en guise d’au revoir.

Moïra se résolut alors à prendre le chemin de retour vers la maison de sa tante. Cela faisait deux ans, à présent, qu’elle habitait avec Renelle, profitant de son accueil sans égal pour loger au plus près de l’Université d’Agartha. Au début, cela devait se résumer à un séjour de deux semaines, pour se remettre de sa rupture avec Nathaniel. Et puis elle avait fait cette promenade qui avait finalement changé sa vie à jamais. En retournant dans sa prairie favorite, elle était tombée nez à nez avec une curieuse porte en bonne partie ensevelie sous le lierre et l’enchevêtrement des branches des arbres. Poussée par son amour de l’aventure, elle s’était résolue, après de nombreuses hésitations (et si la porte renfermait quelque chose qu’elle n’avait pas envie de voir ?), à saisir la poignée pour ouvrir la mystérieuse entrée. Quelle surprise ce fut de découvrir que derrière les planches de bois grossières se cachait la réplique de la prairie, ou presque… C’était comme un reflet dans un miroir, mais avec quelques différences, ce chemin notamment, qui ne figurait nulle part dans la prairie qu’elle connaissait.
Renonçant à toute prudence, elle passa sous l’arche de la porte, traversant une sorte de membrane presqu’invisible et glutineuse qui repris forme une fois qu’elle fut de l’autre côté. S’étant assurée que le monde qu’elle connaissait de l’autre côté de la porte existait toujours bel et bien, elle emprunta le chemin d’un pied tâtonnant, observant avec des yeux agrandis par la stupeur l’univers tout neuf qui s’offrait à elle. Car de l’autre côté de la porte, la prairie fourmillait de vie. Des êtres ailés, plus gros que des frelons, et aussi colorés que les sucettes que l’on vend à la côte belge, d’autres êtres aux allures d’humains miniatures et difformes dans les fourrés, d’autres encore, velus et trapus, qui sautillaient parmi les hautes herbes… Tout ce petit peuple qu’elle n’avait jamais vu ni senti auparavant, et qui pourtant était là, sous yeux. Car la porte n’ouvrait pas sur un autre monde, elle était le reflet de notre monde, tel qu’il est réellement, tel que nous le voyons lorsque nous sommes enfant, un monde rempli de magie et d’êtres fabuleux. Avec les années, nous perdons la faculté de voir ce monde et ces créatures, parce que c’est ce qu’exige la préparation à notre future vie d’adulte. Mais il existe encore des portes telles que celle découverte par Moïra ce jour-là, qui permettent de retrouver une vision juste du monde qui nous entoure.
C’est aussi ce jour-là que Moïra découvrit l’Université d’Agartha, en suivant le chemin, tout simplement. La prairie fait en fait partie du domaine universitaire, il s’agit d’une sorte de zone d’observation où les élèves peuvent venir apprendre à exercer leur métier sur terrain. Car dans cette université-ci, on n’étudie ni le droit, ni les sciences, ni la philosophie. Agartha apprend à ses élèves à connaître, à respecter et à entretenir la partie magique et éthérée de notre monde. Certains peuvent y suivre un cursus d’elficologie, comme Moïra le choisira plus tard, d’autres y apprennent la folkloristique, la mythologie, les croyances et les superstitions en tous genres, la théologie, le mysticisme, l’alchimie… En rentrant chez sa tante Renelle, ce soir-là, Moïra avait le cœur un peu plus léger, et sa peine de cœur lui paraissait déjà nettement plus lointaine, car elle avait trouvé enfin sa voie. Le vide que Nathaniel avait laissé en elle était moins présent, car là où elle se sentait auparavant perdue, elle avait à présent trouvé un nouvel objectif à poursuivre, un nouveau moteur qui prit rapidement de plus en plus de place dans son cœur et dans sa tête.
Moïra sourit à ce souvenir, alors qu’elle passait la porte dans le sens inverse et reprenait sa marche dans la prairie aux herbes frissonnantes de vie. Passer la porte ne lui faisait à présent plus le moindre effet. Elle avait récupérer sa vision à son premier passage, et c’était ce premier pas qui comptait. A présent, elle était libre de voir le monde sous sa véritable apparence quand bon lui semblait. A vrai dire, ce n’était pas un choix, mais une évidence, car une fois la vision retrouvée, personne ne pourrait vouloir s’en passer.

Comme à l’accoutumée, elle fit une entrée tonitruante dans la maison de Renelle, hélant sa tante pour lui faire la bise. Cette dernière, selon une habitude bien établie, préparait un goûter tout aussi délectable que foisonnant. Aujourd’hui, la petite cuisine embaumait les pancakes au sirop d’érable, un mets d’autant plus délicieux qu’il était préparé avec amour par une des meilleures cuisinières du monde. Moïra s’assit et constata avec bonheur qu’une grande théière de thé à la violette fumait au centre de la table. Décidément, Renelle savait toujours comme ravir son palais et réchauffer son cœur !
Bien plus tard dans la soirée, alors que les étoiles brillaient haut dans le ciel dégagé, Moïra se retira dans sa chambre et, se posant parmi les coussins de son lit, se mit à réfléchir à ce qu’elle allait faire de ses vacances de Noël. Au fond d’elle-même, elle savait pertinemment bien qu’Evy avait raison. Elle avait besoin de se poser, de retrouver de la stabilité et une certaine forme de sécurité. Mais comment… ? Comment oublier la blessure au fond de son cœur qui, à peine cicatrisée, la faisait parfois encore souffrir ? Comment tirer un trait définitif sur Nathaniel ? « C’est si compliqué… » songea-t-elle. « Si difficile de lâcher prise et de laisser en arrière ce que l’on avait, alors que devant soi, il n’y a que du vide. » Certes, elle n’avait plus aucun sentiment pour Nathaniel. Elle avait d’ailleurs connu de terribles moments de colère, durant lesquels il n’aurait pas fallu qu’il se trouve devant elle. A présent, elle se sentait plus apaisée, mais cela ne signifiait pas que la douleur était tout à fait partie. Elle se sentait toujours aussi furieuse contre elle-même, outrée de n’avoir rien vu venir. Et bien sûr, la solitude lui pesait énormément, et plus encore maintenant que les cours prenaient fin, la laissant seule face à ses états d’âme.
Elle plongea son regard vert dans les étoiles, si belles dans leur habit de lumière blanche, confortablement nappées dans le velours sombre de la nuit. Elle aimerait tant être un peu comme elle, et rayonner malgré les ténèbres environnantes. Retrouver sa lumière intérieure, voilà ce que sera sa mission durant ces vacances. « Et peut-être que cette lumière, si je parviens à la trouver, attirera un beau prince charmant ? Un peu comme le ferait un phare… » Mais Moïra se réprimanda pour cette pensée. Le prince charmant, elle y a longtemps cru, tout comme au caractère éternel de l’amour. La vie s’était cruellement chargée de lui prouver qu’elle avait tort.
Alors qu’elle reposait là, tiraillée entre ses espoirs et ses doutes, quelque chose brilla dans le ciel. Cela ne ressemblait pas à la lueur froide des étoiles, cela avait un éclat plus chaud. Moïra releva la tête et scruta la fenêtre, incrédule. Elle sentait une sorte de présence à l’extérieur. Quoi que ce soit, il n’y avait pas moyen de se tromper, il y avait bien quelque chose dehors, qui frémissait à l’extrême limite de sa vision. Et ce quelque chose…